Albert Schweitzer serait-il aujourd'hui écologiste ... et pro-vie ?

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    Il serait utile aujourd'hui de s'interroger sur la pensée de ce célèbre humanitaire aux talents multiples, mais que l'on a un peu tendance à classer sur les rayons poussiéreux d'un passé oublié. A la sortie de deux guerres mondiales, le voici qui s'interroge sur le véritable sens de la vie, sur sa valeur fondamentale, tenue souvent pour si peu de choses dans les tranchées, où l'on fusille "pour l'exemple", sur la futilité de cette rivalité franco-allemande qu'il éprouve tout particulièrement en tant qu'alsacien, ballotté entre les deux cultures, au point qu'une partie de son oeuvre rédigée en allemand est toujours non entièrement traduite en 2008, au point aussi que le gouvernement français l'assignera à résidence en 1914 dans son hôpital de Lambaréné, au Gabon, stoppant son action thérapeutique, avant de l'interner dans le sud de la  France comme prisonnier de guerre en 1917 ...

    Interrogeant à la fois religion et philosophie, docteur dans ces deux disciplines, autant qu'en médecine, une réponse va s'imposer à lui, qui sera en quelque sorte le couronnement de sa recherche, une vérité qui s'exprime simplement, tout en dissimulant une réalité complexe.

E=MC² avait dit l'autre Albert, Einstein, avec qui on le confondait parfois, et qui dira de Schweitzer :

"dans le triste monde où nous vivons, voici un grand homme... "

Un texte rapporte la découverte qui guidera désormais sa vie :

    "Nous naviguions lentement à contre-courant, cherchant notre voie, non sans peine, parmi les bancs de sable. C'était la saison sèche. Assis sur le pont d'une des remorques, indifférent à ce qui m'entourait, je faisais un effort pour saisir cette notion élémentaire et universelle de l'éthique que ne nous livre aucune philosophie. Noircissant page après page, je n'avais d'autre dessein que de fixer mon esprit sur ce problème qui toujours se dérobait. Deux jours passèrent. Au soir du troisième, alors que nous avancions dans la lumière du soleil couchant en dispersant au passage une bande d'hippopotames, soudain m'apparurent, sans que je les eusse pressentis ou cherchés, les mots «Respect de la vie». La porte d'airain avait cédé "

("Ma vie et ma pensée" éd. Albin Michel p 171)

Un texte à rapprocher de ceux-ci de "l'autre Albert" :

"J'éprouve l'émotion la plus forte devant le mystère de la vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite l'art et la science. (...) Je ne me lasse pas de contempler le mystère de l'éternité de la vie. Et j'ai l'intuition de la construction extraordinaire de l'être. Même si l'effort pour le comprendre reste disproportionné, je vois la Raison se manifester dans la vie"
(...)

"La vie est sacrée, elle représente la valeur suprême à laquelle se rattachent toutes les valeurs. La sacralisation de la vie supra-individuelle incite à respecter tout ce qui est spirituel (...)"

Albert Einstein, "Comment je vois le monde" éd. Flammarion p 10 et 101

Ecologiste, il l'était peut-être également, en tant que précurseur d'un hôpital "hors les murs", un "village où l'on soigne", si éloigné par certains côtés des cliniques occidentales techniciennes et aseptisés, mais parfois peu humaines :

"Les solidarités villageoises se reconstituent, les palabres s'organisent, les échanges se tissent, les querelles éclatent ...
Pendant que les femmes font griller les bananes sur les braises des foyers, les hommes valides vont pêcher au bord du fleuve pour améliorer l'ordinaire. Le premier village thérapeutique africain est né."

"Mais ce n'est pas seulement par son apparence que l'hôpital s'intègre à son environnement. L'organisation de la vie quotidienne y est calquée sur la vie des villages indigènes. Par nécessité économique, les familles sont invitées à apporter de quoi se nourrir et nourrir les patients"

"On fait état aujourd'hui d'expériences, au demeurant souvent intéressantes, par lesquelles on s'attache à maintenir les malades dans leur cadre de vie habituel, à leur offrir des soins ambulatoires, à associer, y compris à l'intérieur de l'hôpital, les parents aux soins prodigués... toutes choses dont on attend qu'elles participent à la guérison avec, de surcroît, un coût moindre. Or ces expériences, qui sont présentées comme "innovantes", sont testées depuis quatre-vingt ans à l'hôpital d'Albert Schweitzer de Lambaréné."

("Albert Schweitzer", Pierre Lassus, éd Albin Michel p 205 - 207)

Ayant hébergé Nehru dans son appartement de Lausanne, sur la demande de Ghandi, Schweitzer était sensible aussi à la démarche non violente du "mahatma", et à sa réponse au gouvernement anglais lorsque Ghandi demanda aux indiens de fabriquer eux-même leurs étoffes pour ne pas dépendre de l'industrie étrangère, une démarche que l'on pouvait considérer politique mais aussi écologiste. Quant à sa manière de respecter la vie dans l'optique de l'ahimsâ :

"Dans l'Ayâram gasutta, un texte jaïniste datant probablement du IIIe ou IVe siècle avant Jésus-Christ, l'ahimsâ est magnifiée en ces termes : "tous les saints et les vénérables du passé, du présent et de l'avenir, tous disent, annoncent, proclament et déclarent : on ne doit pas tuer, ni maltraiter, ni injurier, ni tourmenter, ni pourchasser aucune sorte d'être vivant, aucune espèce de créature, aucune espèce d'animal, ni aucun être d'aucune sorte. Voilà le pur, éternel et constant précepte de la religion, proclamé par les sages qui comprennent le monde."
(...)
"L'apparition du commandement de non-violence est un des évènements les plus importants dans l'histoire de la pensée humaine. Partant d'un principe fondé sur la non-activité et dérivé de la négation du monde, les penseurs de l'Inde, à une époque où l'éthique est encore bien rudimentaire, font l'immense découverte que l'homme a des obligations vis-à-vis de tous les êtres et que, partant, l'éthique est sans limites !"

( "Les grands penseurs de l'Inde", Albert Schweitzer, éd. Payot p 65-66)

Schweitzer cependant confronte ces deux conceptions "négation du monde", proche de la tradition orientale et "affirmation du monde" plus proche de l'occident et de la pensée chrétienne. Dans la première il faut se libérer du monde et de son malheur, dans la seconde, il faut l'affronter pour résoudre ce malheur. Mais dans l'un et l'autre cas, l'optique du "respect de la vie" est applicable. Cette perspective apparaît de nouveau dans un texte ancien, en provenance de Chine cette fois-ci :

"Les exigences de la pitié envers toutes les créatures sont formulées de la manière la plus complète dans le Kan-Ying-p'ien (Le Livre des Actions et des Rétributions). C'est un ouvrage populaire composé à peu près à l'époque de la dynastie Sung (960-1227 après JC), c'est à dire pendant l'époque de la renaissance de la pensée chinoise. (...) "Il faut avoir pour toutes les créatures un coeur compatissant." - "Il ne faut faire aucun mal ni aux vers ni aux insectes, ni aux plantes, ni aux arbres." - "Il agit mal... celui qui tire sur les oiseaux, chasse les animaux sauvages, déterre les larves des insectes, effraye les oiseaux qui couvent, bouche les terriers, détruit les nids, blesse les bêtes portantes, ..."

( Même ouvrage p 67-68 )

On peut citer aussi à propos du Bouddha :

"Qu'il est profond, ce mot : « aussi longtemps que les êtres souffriront, il n'y aura aucune possibilité de joie pour ceux dont le cœur est compatissant »" (ibid p 96)

De nombreuses anecdotes attestent la sensibilité de Schweitzer dès sa jeunesse au problème du respect de la vie, lorsque d'autres enfants veulent par exemple l'entraîner à tirer à la fronde les oiseaux dans les arbres et qu'il s'enfuit, ou encore lorsqu'il assiste avec tristesse, presque désespoir, au passage d'un cheval entraîné à coups de trique vers l'abattoir.

"Il a honte de n'avoir pu s'empêcher de donner des coups de fouet au vieux et poussif cheval brun du voisin, lorsqu'il a eu la chance de le conduire et qu'il a voulu le faire aller au trot, comme il a honte du coup de fouet dans l’œil qu'il donne inutilement, au chien du voisin Loescher. Ce dernier forfait l'a rendu tellement coupable que la voix plaintive du chien a résonné dans sa tête durant des semaines."
"Alors, au-delà de cette longue contrition, il accède à un combat idéologique en dénonçant l'insupportable torture, à ses yeux, des vers empalés à l'hameçon, horrible petit bout de métal qui, ensuite, déchirera la bouche du malheureux poisson pris au piège. Bien sûr, il en conçoit une répugnance radicale pour la pêche et il parvient même à faire des adeptes chez ses camarades autour de l'idée :
"Nous n'avons pas le droit d'infliger la souffrance ou la mort à un autre être"".

("Albert Schweitzer", Pierre Lassus, ed Albin Michel p 368-369)

Schweitzer, s'il semble avoir pratiqué le régime végétarien, surtout vers la fin de sa vie, ne parle guère d'un problème non débattu à son époque, mais qui fait un peu figure d'affaire Dreyfus aujourd'hui, à savoir celui du respect de la vie appliqué au fœtus humain. Rappelons-nous cette caricature de Caran d'Ache représentant un paisible dîner de famille "... surtout ne parlons pas de l'affaire Dreyfus", suivie d'un deuxième dessin : pugilat général, "ils en ont parlé". Pro-vie et pro-choix s'affrontent aujourd'hui de manière comparable semble-t-il, les seconds traitant avec mépris les premiers de "catholiques intégristes" ... certains suggèrent même, sans le démontrer, qu'Albert Schweitzer aurait une fois pratiqué un avortement. C'est pour le moins douteux, étant donné l'importance que celui-ci attachait au respect de la vie; d'autant qu'il a laissé rapidement la pratique médicale à des collaborateurs médecins venus l'épauler, lui-même se chargeant souvent de tournées de concert pour récolter les fonds nécessaires au fonctionnement de l'hôpital. Il pourrait à la limite s'agir d'un cas extrême où la vie de la mère était en danger. La doctoresse Greet Van der Kriek, ex-chirurgien-chef à Lambaréné, est citée dans l'ouvrage de Pierre Lassus :

"Ce jour par exemple, où on lui amena une jeune femme mourante, exsangue, et dont l'abdomen était gonflé du sang accumulé par l'hémorragie produite par une grossesse extra-utérine. A l'époque, on ne disposait pas de sang immédiatement utilisable, or l'état de la malade imposait une intervention immédiate. Alors Greet enjoint l'infirmier de stériliser une petite cuillère et un entonnoir pour pouvoir recueillir le sang et le transfuser aussitôt. Contre toute logique médicale, la patiente est sauvée."

(Même ouvrage p 72)

Il n'est pas question ici d'avortement, mais il est possible que des conditions précaires comme celles-ci auraient pu permettre qu'Albert Schweitzer en accepte l'idée : néanmoins il s'agit d'une hypothèse et cela reste à démontrer . On connaît par contre sa sensibilité au combat de Gandhi; les paroles de ce dernier au sujet de l'avortement sont claires :

"C'est pour moi aussi clair que la lumière du jour que l'avortement serait un crime" (« It seems to me clear as daylight that abortion would be a crime »)

Si Albert Schweitzer vivait aujourd'hui, il prendrait très probablement position sur cette question, comme il a pris position tout au long de sa vie : trouverait-il normal plus de 220 000 avortements annuels en France aujourd'hui, suite à une loi qui visait à les limiter ? Protestation de "catholique extrémiste" (sous-entendu d'extrême droite) ? Il était protestant libéral et plutôt de gauche. Pour mémoire, citons :

Maurice Thorez, secrétaire du PCF, 1950: " Les partisans de l'avortement cherchent à diminuer la responsabilité du capitalisme en matière de pauvreté.", et "Le chemin de la libération de la femme passe par des réformes sociales, par la révolution sociale et ne passe pas par les cliniques d'avortement."

(L’Humanité, 2-5-1956)

Toujours des "catholiques extrémistes" (?) :

" ... parce que la vie est tout ce qui est et tout ce qui importe et l'avortement détruit la vie d'un être humain innocent"

(Athéistes et Agnostiques pour la Vie)

Enfin, en voici bien une, sans doute, "catholique extrémiste", humanitaire extrême : dans la misère, au service de la misère...

"J'ai été surprise en Occident de voir autant de jeunes garçons et filles s'adonner à la drogue, et j'ai essayé de découvrir pourquoi. [ ... ]

Parce qu'il n'y a personne dans leur famille pour les recevoir.» Le père et la mère sont si occupés qu'ils n'en ont pas le temps.    L'enfant retourne dans la rue et se laisse entraîner dans quelque chose. [ ... ] Ce sont des choses qui brisent la paix."

"Mais il me semble que le plus grand destructeur de la paix aujourd'hui est l'avortement, parce que c'est une guerre directe, un meurtre direct par la mère elle-même... "

"Je trouve que l'enfant à naître est aujourd'hui le plus pauvre des pauvres – le plus mal aimé – le plus indésirable, le rebut de notre société."

Il s'agit de mère Teresa. Rien à voir avec Albert Schweitzer, penserez-vous ... si toutefois : le prix Nobel de la paix, et une certaine idée de Jésus de Nazareth, pas forcément la même, lequel disait :

"Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c‘est à moi que vous les avez faites." (La Bible, Mt 25 :40)

Oui, en définitive, le vieil alsacien serait peut-être bien aujourd’hui écologiste... et pro-vie !

Jean-Marc Noyelle pour Avortementivg.com

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